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Le récit des photographes

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La plupart des photographies à caractère informatif ou documentaire sont valorisées dans des articles de presse ou de revues, des livres, où elles sont accompagnées, voire entourées de textes. Ne serait-ce que des “légendes” qui signalent aux lecteurs ce qu’ils doivent “lire” plus particulièrement dans ces images. C’est dire à quel point le texte est prégnant dans ce “contexte” de publication : même si les photographies sont censées attirer l’œil plus immédiatement que des paragraphes de texte, il n’en demeure pas moins qu’elles restent sous l’emprise d’un texte qui est censé leur donner une signification, un texte qu’elles sont généralement chargées d’illustrer. Lorsque des chercheurs en sciences sociales produisant des photographies dans le cadre de leurs enquêtes de terrain se posent la question de leur publication, ils débordent rarement de cette formule canonique. La question de l’”essai photographique” comme forme possible de restitution des résultats demeure le plus souvent théorique, tant il leur semble difficile de remplacer purement et simplement le texte par des images. Le problème se pose peut-être moins dans le registre du film de recherche, dans la mesure où les images y sont associées au son, et fréquemment à un commentaire qui n’est jamais qu’une forme verbale de texte. Mais de simples photographies muettes, sans autre forme d’accompagnement textuel, est-ce simplement concevable ?

Pour avoir collaboré ces dernières années avec plusieurs photographes, j’ai eu la possibilité de voir comment ils abordaient cette question. A force d’en discuter avec eux, j’en suis venu à envisager la question du récit de leur point de vue : c’est cette approche que je voudrais présenter ici.

Entre 2005 et 2011, j’ai accompagné les interventions artistiques d’Arnaud Théval dans une dizaine de lycées professionnels de la région des Pays de la Loire, où ce plasticien proposait à des élèves de filières diverses de composer ensemble une image de leur classe, dans ce contexte à mi-chemin entre l’école et l’entreprise, mais également entre l’adolescence et l’âge adulte. Il en a tiré deux livres, Moi le groupe et Moi le groupe-2 (publiés en 2008 et 2010 aux éditions Zédélé) qui, on le verra, présentent en images le récit de sa démarche créatrice.

Avec une implication moindre, j’ai suivi entre 2008 et 2011 un autre artiste, Sylvain Gouraud, dans le travail de portrait qu’il mettait en œuvre auprès des patients du service psychiatrique des hôpitaux de Strasbourg. Là encore, il en est sorti un livre, intitulé A mesure (Editions Filigranes, 2011), très différent dans sa conception, particulièrement dans l’articulation entre les images et les textes.

Enfin, l’an passé, j’ai été sollicité pour écrire la préface du livre État des lieux, les lieux de l’État (Editions Libel, 2012), conçu par un photographe et deux sociologues, sur la restructuration des services publics de l’Équipement à Lyon. J’ai pu à cette occasion entrer a posteriori dans la logique de ce travail photographique et de la composition de l’ouvrage dans lequel, on le verra, la relation des photographies aux textes a été réglée par des moyens graphiques.

Dans ces trois cas, assez différents par ailleurs, on retrouve un lien, allant de l’intérêt intellectuel à la collaboration active, entre la production photographique et les sciences sociales.

Le refus de l’illustration

Les deux premiers photographes se conçoivent clairement comme des artistes plasticiens, n’utilisant d’ailleurs pas que la photographie, et le troisième comme un auteur évoluant dans un registre plus documentaire. Aucun ne produit donc des images pour “illustrer” quelque chose, encore moins un texte, si éclairant soit-il. La formule du livre s’impose dans les trois cas pour restituer la cohérence de leur démarche et pour éviter que telle ou telle de leurs images soit reprise isolément dans une logique classique d’illustration.

Le renversement des priorités entre texte et image est très perceptible lorsqu’on engage ce type de collaboration puisqu’il s’agit d’entrée de jeu d’écrire sinon sur ces images, du moins à leur propos. C’est donc le texte qui se met à leur service. Il concourt à les valoriser. Ces trois ouvrages sont clairement des livres d’images.

Et pourtant, ils comportent tous des textes, et même certains textes d’analyse.

Arnaud Théval était intéressé par mon regard de sociologue, au point de m’associer à ses interventions. J’ai pu en observer un bon nombre et nous en avons discuté très abondamment. Pour autant, il a refusé que je donne dans les deux opus du livre une analyse sociologique de ce qui s’était passé tout au long de ce processus de création en situation. Il s’est chargé lui-même d’en faire le récit, comme s’il ne voulait pas que ses images, sa démarche, finissent par entrer dans un modèle d’explication dont elles n’auraient été, une nouvelle fois, qu’une illustration.

Sylvain Gouraud partageait la même préoccupation de ne pas voir ses images expliquées par une autorité extérieure, tout en souhaitant lui aussi donner à voir quelle était sa démarche créative. Nous l’avons fait sous la forme d’un dialogue qui confronte deux approches d’un même phénomène – en l’occurrence les représentations de la maladie mentale – avec d’un côté des images et de l’autre des idées, mais sans que ces dernières aient le dernier mot.

L’option adoptée par David Desaleux est encore différente parce que le contexte de son travail l’est également : il a réalisé ses photographies conjointement avec deux sociologues qui enquêtaient en même temps que lui sur ces services de l’État. Chacun évoluait dans son registre. Le livre restituant aussi bien les images de l’un que les analyses des autres, toute la question a été de trouver quelle forme permettrait de les associer sans limiter les photographies à de simples illustrations.

La question du récit

La formule adoptée par Arnaud Théval est la plus inattendue de la part d’un artiste plasticien puisqu’il “raconte” à proprement parler ce qui s’est passé lors de chacune de ses interventions, sous la forme d’une sorte de roman-photo ou plutôt d’un “essai photographique”, composé de beaucoup d’images et de courts textes de narration. Ici, l’artiste prend la plume pour livrer sa version et l’intégrer à son œuvre. Le livre est à ses yeux la formule la plus accomplie de ses créations parce que celles-ci ne se réduisent pas à une image ou une installation, mais engagent tout un processus de production aussi important, sinon plus, que le résultat final. Bref, c’est une œuvre qui a besoin de se raconter, et l’artiste s’en charge lui-même.

Les options choisies par Sylvain Gouraud et David Desaleux sont plus classiques : elles consistent à imposer la présence des images par leur mise en série, créant ainsi des espaces autonomes entièrement régis (ou presque) par une logique visuelle.

Après un court texte de fiction écrit par l’écrivain Martin Winckler, le livre de Sylvain Gouraud s’ouvre sur les 30 portraits qu’il a réalisés de personnes hospitalisées pour troubles mentaux. Seules mentions inscrites : l’échelle (« 1 cm = 6 cm ») et, pour chacune, le prénom, la date et l’heure de la prise de vue. Plusieurs textes de témoignage ou d’analyse sont regroupés au milieu du volume, avant une seconde série de 27 photographies pleine page, montrant les portraits précédents tels qu’ils ont été installés au domicile des personnes concernées. Notre dialogue conclut l’ouvrage. Le parti de séparer physiquement les textes et les images confère à ces dernières une présence autonome et en même temps prépondérante puisqu’elles occupent plus des trois quarts des pages du livre.

Dans État des lieux, les lieux de l’État, les textes (ma préface et les contributions des deux sociologues) ouvrent et ferment le livre, dont le cœur est consacré aux photographies. Celles-ci sont imprimées à l’italienne, une disposition graphique qui oblige à tourner le livre pour les regarder et du même coup à s’affranchir des textes. Car il y en a, disséminés irrégulièrement entre les photographies, mais il s’agit d’extraits anonymes d’interviews de personnes rencontrées au cours de l’enquête. Cette mise en page rapproche les images des matériaux d’enquête, mais en même temps les autonomise puisqu’on ne peut pas les regarder tout en lisant ces bribes et que, en outre, il n’y a aucun lien entre les unes et les autres. La couleur du papier accentue ce contraste : rouge pour les citations, vis-à-vis blanc le plus souvent pour les photographies.

« Elles se lisent d’elles-mêmes », m’affirmait Sylvain Gouraud. Quant à David Desaleux, il entendait « poser un discours en images, qui ait une valeur par lui-même, sans qu’il y ait forcément un pendant [i.e. un texte] explicite ». Cela pose deux questions : auraient-ils pu concevoir chacun un livre composé uniquement d’images ? quel discours, quel récit livrent leurs images ?

Que des images ?

L’ambiguïté de la démarche de ces trois photographes, et en même temps ce qui fait son intérêt, c’est qu’ils affirment l’autonomie conceptuelle de leurs images tout en éprouvant le besoin d’enrichir leurs livres avec des textes, principalement d’analyse. Ils se démarquent du texte tout en le recherchant. David Desaleux, en particulier, trouve intéressant de travailler avec des sociologues parce que cela lui permet d’assumer plus nettement encore « la question de la non-objectivité de la photographie. J’y tiens. » Au risque d’aboutir à une incompréhension mutuelle.

Cette manière de confronter ses images à des textes qui ne cherchent pas à les expliquer ou qui ne vont pas y puiser l’illustration de leur propos, démarque la production du photographe du registre informatif ou documentaire et la propulse dans l’artistique. C’est donc un enjeu fort pour les photographes-créateurs. En d’autres termes, réunir des auteurs autour d’un projet photographique contribue à asseoir la légitimité créatrice du photographe qui a d’autant plus besoin des textes qu’il s’en affranchit.

De son côté, Sylvain Gouraud considère l’image « comme une expérience vécue, l’image, la photo, comme un compte rendu d’une situation. Du coup, ces images et ces situations sont vouées à être expliquées. (…) Souvent, l’image ne suffit pas à révéler le rapport que cette personne [en particulier] entretient avec [la photo qui en est présentée. » Arnaud Théval est probablement dans la même logique puisque les livres qu'il compose incluent ses œuvres dans le récit de leur mode d'élaboration.

Les trois ont besoin de textes, en partie pour s'en démarquer, mais tout autant pour révéler les expériences vécues dans la réalisation de leurs images, du moins pour en donner une idée puisque le récit en demeure forcément incomplet et que la part de mystère des images ne saurait être complètement élucidée. « Un documentaire, mais qui n'explique pas les images », tel était le projet de Sylvain Gouraud pour son livre A mesure.

Le récit des images

Il reste la question du récit des images, du récit par les images. Lorsque les photographes sélectionnent leurs clichés et en composent des séries, quel(s) récit(s) élaborent-ils ? Et d'abord, s'agit-il d'un récit ?

Composer une série obéit en premier lieu à des considérations esthétiques. Ce qu'exprime bien David Desaleux :

« L'esthétique de la suite (...), c'est de (...) de créer des espaces où ça respire un peu plus, des espaces où c'est beaucoup d'information... Quand tu mets des images les unes à côté des autres, tu les mets dans un certain sens et ça te paraît évident. Si tu les déplaces, tu sens que c'est trop chargé d'un côté, trop léger de l'autre. Et du coup, il y a des jeux qui se font, certaines images entre elles donnent une histoire parce que l'une sera un petit élément dans un grand espace, d'autres où sont associées beaucoup de choses, et l'une à côté de l'autre, elles se font contrepoids, contrepoint, et ça crée quelque chose. Je ne sais si le mot 'esthétique' [convient], mais c’est le contenu de l’image qui t’amène à ça. Pas le contenu intellectuel, mais le contenu formel.

Dans le bouquin, il y a ça aussi. Il y a des pages qui sont blanches, ou qui sont rouges, enfin qui sont vides de quelque chose, parce que ça donne de la respiration qui permet une meilleure lecture du livre. Quand tu fais un bouquin, si tu mets que des pages pleines de texte ou d’images, à un moment tu sens qu’il y a trop et tu as envie de faire quelque chose d’autre. Et c’est là qu’un graphiste va arriver à dire : ‘On va mettre un titre qui va ne prendre que cette place-là sur le livre.’ Ça permet de respirer. Ou une page blanche, etc. Il y a différents degrés dans le jeu avec ça. Dans une série d’images, ça me semble important de prendre en compte comment tu navigues d’une image à une autre, comment l’une appelle un peu la suivante, ou elles se répondent, et qu’elles ne s’entrechoquent pas non plus. Certaines images mises l’une à côté de l’autre n’ont plus aucun intérêt, elles vont se gêner, alors qu’avec une autre, elles vont se répondre et donner quelque chose d’intéressant. »

Ces critères peuvent servir à agencer une série d’images aussi bien pour un livre que pour une exposition. Ils peuvent être communs à un photographe ou à un graphiste. Ils travaillent sur la dimension proprement formelle des images. Ils s’efforcent de stimuler l’œil du spectateur ou du lecteur et d’entretenir sa curiosité visuelle.

On appréhende ici combien les photographes sont des spécialistes du regard, qui abordent par exemple la formule du livre sous son angle spécifiquement visuel, à la différence des intellectuels que nous sommes qui se préoccupent avant tout du contenu du texte, et très secondairement de sa mise en forme. Sylvain Gouraud a déterminé la dimension de son ouvrage en fonction de ses préoccupations d’échelle, à savoir que ses portraits – dont les originaux sont grandeur nature, c’est-à-dire de la même taille que les sujets représentés – soient tous reproduits à la même échelle ; la formule du 1/6° a finalement été choisie et a donné au livre un format assez imposant.

Dans tout ceci n’entrent guère de préoccupations narratives. Quand David Desaleux affirme que ce travail de mise en forme vise à permettre « une bonne lecture de l’ensemble », il n’évoque pas un récit proprement dit. Tout juste glisse-t-il que « certaines images entre elles donnent une histoire ». Oui, mais laquelle ?

Ici, le vocabulaire n’aide pas, tellement il reste empreint des termes forgés pour la littérature. Les photographes de presse affirment souvent que leurs photos racontent une histoire, mais c’est surtout parce que cette histoire est déjà écrite par d’autres, en l’occurrence les journalistes, et qu’ils sont chargés de l’illustrer. Le dicton ressassé « Une photo vaut mille mots » n’aide pas à y voir plus clair.

La polysémie des images suscitent de nombreuses interprétations possibles, qui sont autant de départs possibles d’histoires laissées à l’initiative du spectateur. Face à une série de photographies, il y a toujours moyen de greffer un scénario fictif, mais ce ne sont pas les images qui le dictent puisque, précisément, elles restent muettes. En ce sens, on ne peut pas dire qu’elles racontent quoi que ce soit.

« Il y a évidemment un récit, affirme David Desaleux, mais qui n’est pas forcément évident. » Lorsqu’on interroge les photographes sur cette question, beaucoup soulignent qu’ils ne travaillent pas dans le registre de l’explicite (« L’art montre sans démontrer », disait en substance le peintre Tapiès). Ils valorisent même la part de mystère qui reste attachée à leurs images, en particulier pour se prémunir contre les interprétations réductrices. Produire des images allusives, elliptiques, faussement simples, est devenu la marque de fabrique de quantité de photographes créateurs, qui ne tiennent pas à expliciter leurs options formelles. Ils revendiquent des niveaux d’appréhension moins intellectuels, puisant davantage dans les émotions, les sensations. Que l’on ne comprenne pas deviendrait le meilleur signe que ça se passe ailleurs.

On n’est pas dans le registre du récit proprement dit, mais dans une autre forme d’appréhension de la réalité, qui n’entend pas faire appel à l’intellect, ni faire usage du langage. Une sorte de mutisme évocateur, suggestif, voire délibérément crypté. Sylvain Gouraud, par exemple, a choisi le bleu de la couverture de son livre parce qu’il évoquait « une sorte de froideur de l’hôpital » ; de même, l’encadré « Sylvain Gouraud Octobre 2008-Novembre 2011 » renvoyait aux étiquettes apposées sur les échantillons médicaux. « Ce n’est pas forcément explicite, mais ça participe… », et d’ajouter : « Je ne sais pas jusqu’à quel niveau il faut que ça soit forcément explicite. »

Dans son livre La chambre claire, Roland Barthes a eu recours au vocabulaire latin pour distinguer le sens obligé des clichés photographiques, particulièrement dans le registre de la presse ou de l’image documentaire (studium) et ce qui s’en échappe forcément, le détail enregistré involontairement (un chien qui traversait la rue à cet instant) ou qui capte l’attention flottante du spectateur (punctum). Il est évident que Barthes appréciait particulièrement ce point de fuite qui lui permettait de ne pas rester prisonnier de la “légende” de l’image, « l’assimilation de “là, on voit ça” », pour reprendre les termes de David Desaleux. Autant le studium relève du sens commun, des conventions culturelles de la représentation, autant le punctum interpelle la sensibilité individuelle.

Les photographes dont il est question ici revendiquent un regard personnel sur des réalités sociales. Ils vont au contact d’images toutes faites – celle de l’élève qui apprend un métier, celle du malade mental, celle d’une administration publique – et s’efforcent d’en interroger les évidences, soit en bousculant les codes de représentation, soit en créant des énigmes visuelles à partir de ces mêmes réalités, des images faussement simples ou vides, comme les portraits de Sylvain Gouraud sur lesquels ne se voit pas la maladie mentale. Dans tous les cas, il leur faut expliquer non pas ce qu’ils donnent à voir, mais comment ils ont procédé. Le récit ne procède donc pas des images elles-mêmes, qui s’y refusent. Il devient partie intégrante du travail de création (d’où son aboutissement sous la forme d’un livre) puisque, comme dans toute forme d’art conceptuel, la démarche importe autant que le résultat final. On pense ici, dans un autre registre, à Raymond Depardon qui, depuis trente ans, écrit (de plus en plus) pour signifier, du moins suggérer, ce que ne montrent pas ses photos.

Au final, ces trois exemples mettent en question la possibilité de construire un récit en images : d’une part, les images proposées ici ne racontent rien explicitement, elles auraient plutôt tendance à se dérober à toute proposition de récit ; d’autre part, leurs auteurs sollicitent des textes (voire les écrivent eux-mêmes), mais pas pour raconter ce que montrent leurs images. De fait, le plus intéressant se joue dans la dialectique entre les images et les textes. Toute photographie porte la trace à la fois de l’objet dont elle a fixé le reflet lumineux et du regard porté sur cet objet par le photographe. C’est d’ailleurs bien là l’intérêt de l’image photographique, comme de toutes les images indicielles : tenir ensemble le réel et sa représentation, donner à voir inséparablement quelque chose et une façon de le regarder.

Cette articulation est précieuse pour le spectateur qui découvre ces images car elle le prévient contre l’assimilation mécanique de l’image au réel. Mais en même temps, il y a obstinément du réel dans ces images-là. Une photographie prise en situation oppose toujours une forme de démenti sinon aux interprétations proposées par l’analyste (par exemple un sociologue), du moins à son ambition, très fréquente, de théoriser la totalité du réel observable. La moindre photographie se prête à divers registres de lecture, mais toujours en partie tant elle porte la trace de composantes multiples, révélatrices de la complexité du réel. En regardant attentivement une photographie, en assumant le risque de la confronter à l’interprétation qu’on en propose, on donne au lecteur la possibilité de sonder la validité de la “légende” qui lui est proposée. Les artistes évoqués ici insistent sur l’importance de laisser au spectateur la liberté de se construire son propre récit. Il serait utile qu’il en aille de même dans les recherches en sciences sociales, pour peu qu’elles laissent accessibles leurs sources, leurs données, leurs images. Images et textes pourraient alors fonctionner comme un attelage réflexif, chacun conduisant à s’interroger sur l’intérêt des unes et sur la portée des autres.

« C’est vrai que ça perturbe beaucoup [de travailler avec un sociologue], reconnaissait David Desaleux, même plus que beaucoup (…). Je trouve intéressant de proposer deux façons différentes, l’une qui cherche l’objectivité et l’autre pas, d’être sur un même sujet et de cheminer ensemble. C’est très intéressant. »

Les ressources du multimédia

Dernier point commun à ces trois réalisations : chacune a mobilisé à sa façon les ressources du multimédia. Arnaud Théval, assez classiquement, se sert de son site internet comme une vitrine pour présenter son travail. Sylvain Gouraud et son éditeur ont conçu une version du livre en ligne, qui le présente sous une autre forme sans nécessairement en modifier le contenu. Enfin, les auteurs du livre État des lieux, les lieux de l’État ont donné un premier aperçu de leur travail dans un article publié par la revue en ligne ethnographiques.org, dans lequel le rapport des images au texte se présentait encore différemment. D’un côté, certaines photographies étaient sollicitées dans le corps du texte pour illustrer tel ou tel aspect de la démarche d’enquête ou de la situation étudiée ; de l’autre, la totalité des images était présentée dans une galerie autonome que le lecteur pouvait parcourir à sa guise. On trouvait donc confrontés ici, juxtaposés plutôt, les deux registres les plus antinomiques de l’image : l’image-illustration et l’image-exposition.

Le multimédia pourrait permettre de combiner les deux d’une manière plus satisfaisante, plus imbriquée sans pour autant réduire l’un des deux termes de cette alternative. Dans le fameux livre Let us praise now famous men (1941), fruit de la collaboration entre le photographe Walker Evans et l’écrivain James Agee, les images du premier étaient présentées en premier, sans aucune légende ni mot d’explication, puis venait le texte d’Agee, lui-même guidé par sa propre inspiration. Le lecteur découvrait ainsi les images sans grille de lecture et pouvait y retourner ensuite à la lueur de ce qu’il avait compris par l’approche de l’écrivain. Le multimédia donne des possibilités multiples d’opérer ces va-et-vient. Un simple lien hypertexte sur une image permet d’accéder à un texte, sans qu’il soit nécessaire d’inféoder physiquement l’image au corps de ce texte. D’autres liens peuvent même s’ancrer sur telle ou telle partie de l’image pour guider l’attention du lecteur sur un détail qui ne lui est pas forcément perceptible d’emblée : c’est le procédé qu’a utilisé l’ethnologue Patrick Plattet pour présenter certaines de ses photos de terrain dans un article de  2002 publié dans ethnographiques.org.

Il y a certainement là matière à raffiner ces mises en lien afin de construire un, voire plusieurs récits à partir des images tout en laissant à celles-ci leur pleine présence elliptique. En améliorant et diversifiant de tels dispositifs de présentation, on parviendrait peut-être à sortir de l’opposition entre la forme-texte, qui tend à réduire les images à de simples pré-textes, et la forme-image qui, elle, se dérobe aux récits.

Ce texte a fait l’objet d’une première présentation lors du congrès de l’ACFAS, à Québec, le 7 mai dernier.


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